7

UN COURRIEL DE LA TERRE

Le lendemain, ils se retrouvèrent dans la salle de classe plus tôt que d’habitude, car chacun avait des leçons à rattraper. Cette pièce étant à l’étage, dans la partie externe de la station, le risque qu’on les y dérange était presque aussi faible que dans leur cachette secrète.

« Je ne sais pas, fit Ariana. Peut-être que Pigrato a juste voulu jouer un mauvais tour à MacGee. Comme la fois où ils ont cherché à lui faire gober qu’ils lui couperaient l’eau chaude un mois après son arrivée, vous vous rappelez ?

— Je suis d’accord, vous avez entendu de travers, trancha Ronny, péremptoire. Ils ne peuvent pas laisser tomber la colonie. C’est impossible !

— Au contraire, riposta Cari, c’est tout à fait possible. N’importe quand. Il y a même pas mal de gens au gouvernement qui ne demanderaient pas mieux que de faire une croix sur toute l’aventure spatiale.

— Pas de manière aussi brutale, persista Ariana. J’ai regardé le JT terrestre hier soir, et il n’y avait rien à ce sujet, pas un mot.

— Parce qu’ils ont décrété un black-out total. Bjornstadt l’a dit texto.

— Vous êtes sûrs d’avoir bien entendu ? »

Cari haussa une épaule indolente. « Ça veut dire quoi, « sûrs » ? Ce qui est sûr, c’est qu’ils n’avaient pas l’air de plaisanter.

— Mais supposons que la loi en question traite en réalité d’un problème complètement différent. Cela vous aura échappé, puisqu’ils avaient refermé la porte.

— Encore une combine pour nous sucrer nos crédits, grommela Ronny. C’est leur grande spécialité. Mais les Terriens, ça, on a le droit de se les garder…»

Ariana creusa la piste : « Ça pourrait coller. Ils suppriment le poste d’administrateur et tous les Terriens sont autorisés à rentrer chez eux. Au moins, cela expliquerait pourquoi Pigrato était si bien luné. »

Elinn secoua résolument la tête. « Je n’y crois pas. »

Ariana écarta de son visage quelques mèches rebelles. « Honnêtement, moi non plus. Répète voir le numéro de ce projet de loi. 86-024 ? »

Cari acquiesça. « Quel qu’en soit le contenu.

— Ça devrait pouvoir se trouver, non ?

— IA-20 ne sait rien, en tout cas. Je lui ai déjà demandé. » Ce disant, il lui vint une idée. « Mais on pourrait essayer de consulter par l’Internet le bulletin officiel de la commission spatiale. Peut-être qu’on dénicherait l’info. » Il survola les outils disponibles. Effectivement, le vieux programme de navigation existait encore. Version 2069, mûre pour le musée. « Où est la Terre en ce moment ? » Il examina le calendrier terrestre accroché au mur. À chaque jour étaient associées les positions angulaires de Mars et de la Terre par rapport au Soleil. « Quarante degrés, soit cent trente-cinq millions de kilomètres, ce qui fait…

— Sept minutes et demie », compléta Ronny, imbattable en calcul mental. Lumière et signaux radio mettaient donc sept minutes et demie pour parcourir la distance séparant Mars de la Terre. C’est avec ce décalage – qui oscillait entre trois et vingt minutes, suivant la position respective des deux planètes – que les émissions télévisées parvenaient sur Mars. Les connexions à l’Internet subissaient des délais comparables. En l’occurrence, Cari devrait attendre un quart d’heure avant que la page d’accueil du site consacré à la commission s’affiche à l’écran.

« Ce n’est pas énorme », commenta-t-il en entrant soigneusement l’adresse souhaitée. Il lança par la même occasion le téléchargement des documents annexes afin de ne pas avoir à renouveler la procédure.

De même que les stations orbitales, la base lunaire, les navettes intersidérales, les implantations scientifiques en Antarctique – si chères au cœur de monsieur Pigrato –, bref, que les lieux investis par l’homme, Mars était reliée à l’Internet. Mais le temps nécessaire pour accéder au serveur, qui n’était pas installé sur la planète rouge, réduisait sensiblement le confort d’utilisation. En définitive, seule la messagerie électronique restait exploitable. Dans le domaine, Mars accusait un demi-siècle de retard. Plus personne ne recourait aux programmes de navigation en vigueur cinquante ou cent ans plus tôt. De telles antiquités étaient bonnes pour la casse… ou pour les colons de Mars. Sur Terre, les gens possédaient leur propre intelligence artificielle, puce secrète destinée à leur glisser à l’oreille tout ce qu’ils désiraient savoir et avec laquelle ils dialoguaient aussi facilement qu’on pouvait le faire, ici, avec IA-20. Les signaux radio progressant à la vitesse limitée de trois cent mille kilomètres par seconde, cyber rencontres, espaces virtuels et mondes fictifs demeuraient également l’apanage des Terriens.

Ils patientèrent, les yeux rivés sur l’écran désespérément gris. Les chiffres de l’horloge murale semblaient les narguer en défilant encore plus lentement que d’ordinaire.

« Au fait, dit Ariana, Ronny et moi accompagnons madame Dumelle au chapiteau cet après-midi. Elle m’a chargée de vous demander si vous vouliez en être. » Cari et Elinn acceptèrent aussitôt.

L’attente se poursuivit.

Ils reçurent un appel d’Abasi Kuambeke, soucieux de savoir si l’air qui circulait dans la salle de classe leur paraissait normal.

« Oui, répondit innocemment Cari. Pourquoi ? » Ne pas se trahir, surtout ne pas se trahir.

« Ah ! Une partie des labos a été victime hier d’un dysfonctionnement dont nous cherchons encore l’origine. Mais, tu confirmes, chez vous tout est normal ? Pas d’odeur nauséabonde ni rien de ce genre ?

— Non. R.A.S.

— Mmh. C’est vraiment curieux. »

L’ingénieur climatique le remercia et raccrocha. Les adolescents se replongèrent dans la contemplation du message En attente de données derrière lequel clignotait une icône indiquant que la liaison interplanétaire avait été établie.

Enfin, le logo de la commission spatiale apparut, flanqué d’un menu déroulant. Cari suivit les instructions et sortit un récapitulatif de tous les projets de loi déposés au cours de l’année.

Le dernier portait le numéro 86-027. Objet : Demande d’autorisation pour renforcer l’amplificateur de l’observatoire lunaire Tycho Brahé. Décision : Rejeté.

Du projet 86-024 ne figurait que le numéro. Ni objet, ni décision, ni référence, rien.

« Peut-être que la liste n’a pas été mise à jour », souffla Ariana.

Cari vérifia : la liste était aussi actuelle qu’elle pouvait l’être. « Étrange, non ? Une proposition de loi sans objet. »

Ariana fronça les sourcils. « Mmh. Et si nous posions quand même la question à quelqu’un ? Sur Terre, je veux dire. Vous vous souvenez du journaliste qui nous a interviewés il y a quelques années ?

— Ah ça ! grogna Elinn. Lui et son imbécile d’article où il nous traitait d’« enfants de Mars », comme de vulgaires bébés !

— À l’époque, nous étions bel et bien des enfants. Il pourra peut-être nous tuyauter. Les journalistes ont leurs entrées dans les coulisses du pouvoir. Comment s’appelait-il, déjà ? C’était un nom grec, un truc en V… Visli ? Visiko ?

— Visilakis, dit Cari. Michael Visilakis.

— C’est ça. » Ariana éclata de rire. « Et quand il nous a téléphoné ! Quelle horreur ! »

Si on y tenait absolument, on pouvait naturellement profiter de la liaison existant entre Mars et la Terre pour téléphoner, mais ce n’était pas une sinécure – sans même parler du prix. Certes, le reporter avait été assez malin pour passer son coup de fil durant la conjonction, c’est-à-dire au moment où les deux planètes étaient au plus près, dans leur course autour du Soleil. Mais cette distance équivalait tout de même à soixante millions de kilomètres, ce qui signifiait que les signaux mettaient plus de trois minutes pour parvenir à destination. À chaque question, il fallait donc patienter six minutes avant d’obtenir la réponse. Dans l’intervalle, les quatre gamins, excités comme des puces, n’avaient cessé de pérorer, incapables de tenir leur langue aussi longtemps. Le pauvre homme avait failli tourner chèvre, ne sachant plus très bien, à la fin, démêler le fil de la conversation. Ils gloussèrent en y repensant.

« Et quand il a demandé à Cari ce qu’il voulait faire plus tard, s’esclaffa Ronny, et que Cari, juste avant, nous avait servi son histoire de purée !

— Il a cru que tu te fichais de sa poire, pouffa Ariana. Tout ça parce qu’il n’avait pas pigé que, Mars, ce n’est pas la porte à côté…

— Il a dû nous prendre pour de vrais sauvageons » ricana Cari.

Ariana secoua la tête. « Quels branquignols, ces Terriens ! Le mec fait un reportage sur l’espace et il n’a jamais entendu parler de la vitesse de la lumière ! »

Ronny était au bord de l’explosion. « Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? Purée, mon capitaine ! Ah ! ah ! ah ! je n’en peux plus…

— C’était bizarre, de toute façon, se rappela Cari. On a fini par lui décrire nos projets, il nous a interrogés comme si ça l’intéressait, mais il n’a pas écrit une ligne sur le sujet.

— Sur mes projets à moi, si », objecta Elinn, la mine sombre. Elle lui avait confié qu’elle espérait déceler un jour des traces de l’ancienne civilisation martienne.

Ronny connaissait encore par cœur ce passage de l’article. « Comme Heinrich Schliemann qui, depuis sa plus tendre enfance, rêvait de découvrir l’antique cité de Troie, déclama-t-il avec une emphase ridicule, Elinn Faggan aspire à mettre au jour les vestiges d’une civilisation martienne disparue. Une civilisation qui de l’avis unanime des scientifiques contemporains n’a jamais existé…

— Crétin », bougonna Elinn, vexée.

Ariana arqua les sourcils. « On voulait partir étudier sur Terre, ce genre de trucs. Pas assez exotique à son goût.

— À l’époque, tout me semblait si simple », ajouta Cari. Il regarda par la fenêtre. Deimos, l’un des satellites de Mars, surplombait la plaine oxydée, crevant le ciel comme une étoile poussiéreuse. « Partir étudier sur Terre… J’ignorais le coût de l’opération. Le vol, les frais de scolarité, tout ça. Le vol surtout. » Il hocha la tête, baissa les yeux sur l’écran et ouvrit sa boîte aux lettres. « Bonne idée. Nous allons lui écrire. Qu’est-ce que vous diriez d’un courriel vidéo rigolo ?

— Si tu veux qu’il le reçoive avant la saint glinglin, ce n’est peut-être pas l’idéal », railla Ariana. Les courriers ordinaires, considérés comme non prioritaires, empruntaient au compte-gouttes le canal électronique qui les reliait à la Terre. Un message de quelques lignes mettait parfois plus de vingt-quatre heures à atteindre son destinataire.

« Tu as raison, pas de fioritures. » Cari écrivit en veillant à rester évasif. Ils avaient eu vent de la rédaction d’un projet de loi (86-024) en rapport avec Mars, mais le bulletin officiel publié par la commission spatiale n’y faisait pas allusion. Pouvait-il les aider à en savoir plus ?

À leur grande surprise, une réponse leur parvint moins d’une heure après.

Chers enfants de Mars,

Quel plaisir d’avoir de vos nouvelles ! J’espère que tout va pour le mieux sur votre planète rouge. En ce qui concerne ce mystérieux projet de loi, l’explication tient en une phrase : la bureaucratie tatillonne de notre gouvernement bien-aimé. Quand quelqu’un prépare une proposition de loi, il doit commencer par lui faire attribuer un numéro. Si, pour une raison ou pour une autre, il renonce ensuite à soumettre son texte, le numéro reste répertorié dans la liste avec la mention OMITTED, « retiré ». Dans le cas qui vous préoccupe, je présume que cette dernière mention aura tout bêtement été oubliée.

Michael Visilakis.

« Voilà, conclut Ariana. Fin de l’alerte.

— Ça n’a pas traîné, s’étonna Ronny.

— Chers enfants de Mars ! ironisa Elinn. Décidément, ce type est indécrottable. »

Cari se dérida. « Tu préférerais quoi ? Chers ados de Mars ? »

Le communicateur d’Ariana vrombit. Elle prit l’appel, lâcha un « Oui, nous arrivons » et raccrocha avec un large sourire. « Madame Dumelle. Elle attend au sas numéro 3 que les « ados de Mars » l’accompagnent au Point Armstrong. »

Le projet Mars
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